Quelques mois avant le début de ce que l'on a appelé "la pandémie" du Covid et qui a produit ce que nous avons vécu toutes et tous, j'avais réalisé une série photographique en immersion dans un service de réanimation. Des jours, des nuits. Des matins et des soirs.
La réanimation ? Un endroit de souffrances, oui.
Mais surtout, à chaque coin de box, au milieu de chaque tuyau et dans le bruit des machines, entre les fils et les écrans : la VIE.
(Extraits)
(Note rédigée le jeudi 9 mai 2019, extrait)
Le monde hospitalier est un concentré d'humanité. Toutes les catégories sociales s'y pressent, toutes les facettes de ce qui est humain s'y côtoient.
Et l'hôpital pourrait répondre par le mot de Terence : « Je suis humain. Et rien de ce qui est humain m'est étranger » L'hôpital public vit des moments difficiles, manque de moyens, de personnels...
Ces personnels dont tous les patients vous diront qu'ils sont exemplaires, dévoués et qu'il font un travail formidable. L'hôpital, on en a souvent peur. C'est un monde qui peut paraître étrange. Et on ne sait pas, souvent, sauf si on le pratique, ce que ce monde recouvre. Et tout ce que cela implique, tout ce que cela met en œuvre. On en connaît pas le quotidien. Ainsi le service réanimation.
Un service dont le seul nom fait peur. Un service où ce qui se joue est d'une extrême gravité. Un service où le mot « humanité » prend tout son sens, à tous les niveaux. Mais... Que s'y joue t il vraiment ? Comment travaillent les personnels ? Tous les personnels. Les tâches accomplies ne sont elles que techniques ?
Je me suis proposé de réaliser des photographies, noir et blanc, sans montrer jamais aucun visage de personnes hospitalisées dans ce service. Des photographies de détails, du quotidien. Que ce soit celui des soignants, bien sûr, mais aussi des familles, des personnes hospitalisées elles mêmes.
En éloignant d'emblée, et de façon claire et nette, quelquonque voyeurisme. Quelquonque complaisance. Il s'agit de montrer la réalité. Crue ou non. Telle qu'elle est. Sans fards et sans mise en scène.
L'hôpital.
Un lieu. Mais tellement plus qu'un « lieu ». Un monde. Un monde dans le monde. Un monde que l'on ne connait pas, ou pas bien. Dont on se fait des tas d'idées, à tort ou à raison. Ce monde où toutes les catégories sociales, tous les milieux, se côtoient, se chevauchent, se mélangent. Où comme nulle part ailleurs, les passions humaines s'exacerbent, se décuplent, atteignent leurs paroxysmes.
Un monde où « tout » se joue. Encore plus depuis que nos modes de vie, à toutes et tous, ont tellement changé, souvent menacés par la précarité, les difficultés.
Cet hôpital public est en crise, et cela ne date pas d'hier. On lui en demande toujours plus et les moyens qu'on lui donne sont de moins en moins importants. Au moment où je rédige ces lignes, nombre de services d'urgence sont en grève. Il y a quelques années un président de la République avait dit que « maintenant quand on fait la grève, cela ne se voit plus... » sous entendant, entre autres choses, que les gens s'habituent. On ne peut accepter cette idée, on ne peut accepter qu'elle s'installe, et que surtout on l'installe dans nos têtes. L'hôpital est bien plus à la dérive qu'on ne le croit, et les signaux d'alarme n'ont pas manqué, ne manquent toujours pas.
Emanant des personnels des services, mais aussi de chirurgiens, de professeurs, de chefs de service.... Du monde hospitalier dans son entier. Nombre d'enquêtes dans les journaux, à la télévision, à la radio. Et nous mêmes, usagers, nous le voyons bien, dans quelque service auquel nous ayons affaire, le plus immédiat souvent étant celui des urgences. Il est impossible de dire que l'on ne sait pas. Et surtout on ne pourra pas dire que l'on ne savait pas.
Je voulais aller à la rencontre de ces personnels. Ecouter leur parole, mais aussi à travers mes photographies montrer leur engagement, leur dévouement ; ce travail extraordinaire qu'ils font tous les jours, toutes les nuits, comme ils le peuvent mais avec toujours un total altruisme. Des mots lyriques, peut être, mais qu'il faut répéter sans cesse, qu'il faut montrer. Je voulais être concret, pas « montrer pour montrer » et traduire, être le relais de leurs difficultés, de leurs espoirs, de leurs regrets, de ce qui se passe dans leurs têtes.
Il y a longtemps que je voulais réaliser une série sur un service hospitalier, singulièrement la réanimation. Ce service a toujours exercé sur moi une fascination, dans le vrai sens du mot. En même temps une peur, une répulsion. Une inquiétude. J'ai eu très tôt cette fascination et cette répulsion, qui s'inscrit plus globalement dans mon goût du mystère, de l'inconnu, de ces choses que d'habitude l'on ne voit pas.
Réanimation est un mot qui fait peur, associé qu'il est sans doute à la mort. Ces machines, ces tuyaux, ces bruits, ces corps que l'on voit parfois au détour d'un reportage, furtivement. Que l'on a tendance, instictivement, à repousser le plus loin possible dans notre esprit. J'avais, comme nombre de gens, un « imaginaire » sur la réanimation.
J'ai nourri très tôt dans mon parcours photographique le projet, le désir, fort, de pénétrer ce service, je l'ai rêvé , le mot n'est pas trop fort, à de maintes reprises, pendant des années.
Sans doute cela n'a jamais été le bon moment ; je crois au bon moment, ce laps de temps où toutes les planètes sont alignées, comme l'on dit. Eluard avait écrit : «il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez vous » Des rendez vous qui se préparent le plus souvent à notre insu, et ils n'en sont que plus beaux.
Ainsi en janvier de cette certaine année, une personne, essentielle, sur mon chemin, qui était en fait le notre et nous ne le savions pas. Pourtant... Nous nous sommes retrouvés, elle et moi après des années d'errances, trop d'années d'errances. Je lui ai parlé de ce projet que j'avais, je n'en avais jamais parlé à personne. Elle a toujours aimé mon travail, m'a toujours encouragé, m'a toujours donné ses sentiments sur mes clichés, en toute franchise. Ce projet l'a enthousiasmée et elle est pour beaucoup, plus que beaucoup, dans la genèse effective de ce projet qui a trouvé son second alignement de planète un samedi matin, sur une place de marché.
(Suite après photographies)
Là aussi, apparemment rien à voir... Et pourtant. Par un ami commun, j'avais déjà rencontré le chef de service du service de réanimation de l'hôpital local et l'envie, bien entendu, de lui parler de mon projet m'était venue ; je ne l'avais pas fait car cet homme n'était qu'une connaissance, vue peu souvent et pour un tout autre sujet. Ce matin là, je l'ai vu arriver avec un boitier comparable au mien. Je ne savais pas qu'il faisait de la photographie. Je me suis lancé en le prenant à part.
S'est produit alors le troisième alignement de planètes... Il avait eu aussi cette idée là, il avait avec des confrères réalisé un livre interne au service, qu'il m'a montré par la suite, une petite exposition. Il a montré un enthousiasme tout de suite, avec une passion dans la voix ; il m'a dit de lui envoyer une note d'intention, qu'il transmettrait au directeur de l'établissement. Je commençais les photographies quelques jours après, un soir, dans une période de canicule.
Les portes se sont ouvertes, je me suis immergé rapidement grâce au très bon accueil du chef de service d'abord, des personnels ensuite. Qui se sont habitués à ma présence. L'immersion. J'y tenais absolument, dans la durée, se fondre dans le paysage. Etre transparent. Vivre avec eux la vie de leur quotidien, de jour comme de nuit. Avec ses moments de doutes, d'accélérations, de peines, de satisfactions, de lassitude parfois.
Une porte. Banale. Une inscription : « Réanimation », sous titrée « Veuillez sonner et attendre ». Décliner son nom et prénom. Et entrer dans une petite salle d'attente, où l'attente justement sera plus ou moins longue. Dans le service réanimation, tout a son importance. De la porte à tout le reste. Et cette salle d'attente aussi, elle est chargée de tout un tas de choses, de tout un tas de sentiments. Les regards s'y croisent, s'y cherchent, s'y trouvent ou s'y perdent. Et dans ces regards, l'humanité profonde de ce que nous sommes s'y concentre et s'y brise en mille éclats. On est là parce que l'on vient voir un proche, voire un très proche. Un ami. Une amie. Quelqu'un à qui l'on tient. On est là parce que cela fait partie de la vie de se « retrouver là ». Même si l'idée « pourquoi moi » effleure plus ou moins tous les esprits. Et l'on attend encore... De cette attente qui devient vite insupportable. On vient vous chercher. Un par un.
Mais une petite salle aussi remplie d'espoir. D'espoirs. De tous les espoirs. Il y a de la vie, ici. De celle qui a de l'épaisseur, une histoire, un passé, un avenir. De la vie, oui.
Mais une petite salle aussi remplie d'espoir. D'espoirs. De tous les espoirs. Il y a de la vie, ici. De celle qui a de l'épaisseur, une histoire, un passé, un avenir. De la vie, oui.
(Suite après photographies)
Je ne suis pas passé par cette salle d'attente pour venir faire mes photographies.
J'y suis passé quelques années auparavant, par cette même porte. Je venais voir ma mère. Qui commençait sa descente aux enfers et qui me quittera quelques mois après.
J'y suis passé quelques années auparavant, par cette même porte. Je venais voir ma mère. Qui commençait sa descente aux enfers et qui me quittera quelques mois après.
Ce qui frappe d'abord, ce sont les sons des machines. Sons entêtants, sons lancinants, sons qui vous pénètrent jusqu'au plus profond. Sons dont on sent confusément que s'ils changent de rythme, s'ils s'affolent ou s'arrêtent, c'est que quelque chose de grave se joue. Sons d'autant plus impressionnants qu'ils évoluent au milieu d'un silence lourd ; ces sons on entend qu'eux avant de voir quoique ce soit. Pas d'odeurs particulières. Pas d'agitations particulières. Une lumière hachée, froide par endroits, chaude dans d'autres et même tiède. Glacée aussi, bouillante.
Comme tous les photographes, je prends la température avec la lumière. Une lumière qui crée sans cesse des reflets, des hologrammes sur les vitres et qui se renvoient leurs images d'un bout à l'autre de de la pièce centrale, entourée des boxs d'où émane une lumière plus étrange, en même temps que des bruits, incongrus, de télévision allumée. On sent, confusément, que l'on est pas dans n'importe quel service. On sent aussi, plus que partout ailleurs dans l'hôpital, qu'on est dans un hôpital justement.
(Suite après photographies)
Et puis des plaisanteries. Des rires même. Le chef de service me présente à cette équipe du soir. Je leur dis qu'il faut qu'ils fassent comme si je n'étais pas là, que c'est moi qui m'efface. Totalement.
La nuit commence.
Les sons n'ont pas cessé, et je m'aperçois que je n'y fais attention que par moments maintenant. Ils sont devenus le paysage. Je me dis dans le même temps que les soignants, eux, y sont constamment attentifs. Ces sons, c'est la vie. La vie est bien présente dans ces murs. Elle est partout. Ce lieu est un monde où l'on souffre, oui. Où l'on meurt. Mais c'est aussi un endroit d'humanité, un endroit qui est un hymne à la vie, à sa manière.
La nuit commence.
Les sons n'ont pas cessé, et je m'aperçois que je n'y fais attention que par moments maintenant. Ils sont devenus le paysage. Je me dis dans le même temps que les soignants, eux, y sont constamment attentifs. Ces sons, c'est la vie. La vie est bien présente dans ces murs. Elle est partout. Ce lieu est un monde où l'on souffre, oui. Où l'on meurt. Mais c'est aussi un endroit d'humanité, un endroit qui est un hymne à la vie, à sa manière.